Critique et commentaire sur « Janvier tous les jours » de Valérie Forgues
Par CYNTHIA BOUTILLIER
Il est des lectures qui nous marquent, qui nous prennent au ventre, qui s’impriment en nous comme sur du papier carbone. C’est l’effet que nous laisse Janvier tous les jours de Valérie Forgues, un roman qui ébranle et apaise à la fois, qui nous confronte à la mort, à l’amour qui fait mal ou qui fait du bien, à l’écriture aussi, celle qui libère, qui blesse, qui rassérène ou nous fait violence. On y retrouve d’ailleurs la même sensibilité et ce sentiment particulier de vertige que revêtent d’autres oeuvres de l’auteure québécoise, tels ses recueils de poésie L’autre saison (2007) et Une robe pour la chasse (2015).
Janvier tous les jours repose sur l’histoire d’une amitié indéfectible, finement tissée, celle de Janvier et Anaïs, narratrice et personnage principal du roman. Depuis l’enfance, ils se sont tour à tour improvisés jumeaux, mari et femme, pour devenir amoureux, et demeurer, à la vie, à la mort, âmes sœurs. Le livre est construit de très courts chapitres, oscillant entre une et quatre pages, s’accordant au rythme effréné des images qui se bousculent dans la tête d’Anaïs. L’ensemble se divise en trois parties qui tracent le parcours de la protagoniste : « L’arrachement », « La traversée » et « La sublimation ». La trame narrative propose au lecteur plusieurs sauts dans le temps correspondant aux souvenirs de la narratrice, à sa fuite et au présent, tous habités par Janvier, son ami, son amour.
Au début du roman, Anaïs, dans la trentaine, raconte la vie et la perte de Janvier, à qui un cœur « malformé » (p. 12) le destinait à une trop courte existence. Consciente de son état depuis leur enfance, elle a esquissé, au fil des ans, le visage de la mort qui porte les traits doux de son ami, avec sa « valvule légèrement trop basse, un ventricule trop petit, une oreillette géante, des signaux électriques chaotiques » (p. 12). Janvier avait toujours vécu au Château avec sa tante Noëlla, près de la rivière Saint-Charles, dans la Basse-Ville de Québec. Anaïs s’y réfugie, dans la réalité comme dans ses souvenirs, intercalés dans le récit. Elle replonge dans la rivière, revisite ses abords, retrace le chemin des courses parcouru avec Janvier et Noëlla. Tout se révèle nécessaire pour continuer de faire battre le coeur de celui qui lui manque.
Il n’a pas été facile pour Anaïs de trouver du sens dans la mort inévitable de cet être qui lui était si cher. C’est ce qu’elle avait tenté de faire, malgré que tout semblait lui échapper, qu’elle savait que son ami ne pourrait plus vivre que dans les histoires qu’elle inventerait pour lui :
« Quand on sait qu’une personne qu’on aime va mourir, on s’y prépare comme on peut. On lui parle, on lui confie nos secrets et tout ce qu’on n’a jamais osé dire, on recueille ses mots comme des pierres précieuses. On s’occupe d’elle, on déclare son amour mille fois et on se dit que nous, le survivant, on va vivre à cent à l’heure, parce que la vie est courte, parce que c’est beau et qu’il faut en profiter. J’essaie de faire tout ça, de donner un sens à l’arrachement. » (p. 36)
Mais comment s’arracher à tout ça? Anaïs vit autrement la perte coup-de-poing de son complice. Si Janvier n’est plus, elle doit partir aussi : « Je veux disparaître; comme lui, me mêler au vent, à la terre, aux racines des arbres, aux fleurs. » (p. 45) Son ami disparu lui est comme un membre amputé; sa présence demeure, forte, et remplit ses journées de son éternelle absence (p. 61). Cet effet est extrêmement bien rendu par la narration, qui comble le vide laissé par la mort de Janvier de différentes façons. S’entremêlent harmonieusement des retours dans le temps, la manifestation d’un désir de fusion avec la nature et cette impression de vivre et de mourir par procuration.
Pour chasser sa mélancolie, Anaïs prend la fuite. Elle loue en vitesse une chambre dans une maison de campagne à une heure de Paris, chez Lili et Kwan, qui accueillent deux autres locataires. Son évasion traduit sa volonté de trouver un sens au vide qui l’enserre, à cette impression constante de noyade et d’absence habilement illustrée par la poésie du texte. C’est à travers ses nouvelles rencontres, le regard d’un homme, la nature et la littérature qu’elle entreprend d’y parvenir, qu’elle orchestre son propre sauvetage. Elle convoque d’ailleurs maintes fois des auteurs qu’elle affectionne (Jacques Poulin, Robert Lalonde, Amélie Nothomb, Boris Vian, Gabrielle Roy, L. M. Montgomery), dont les mots l’éclairent sur l’amour, la mort, la beauté.
Anaïs écrit, elle aussi. Elle écrit depuis qu’elle est toute petite, depuis au moins aussi longtemps qu’elle connaît Janvier. Ses mots sont pour lui, sur lui. Cependant, à tout fuir, la jeune femme en vient à se recueillir dans sa solitude, à dresser une barrière qui lui devient de plus en plus difficile à surmonter. À défaut de la libérer complètement, l’écriture ravive le feu qui rugit dans le creux de son ventre. Anaïs croit tantôt s’enraciner, tantôt se mettre à l’abri, se replier sur elle-même. Tiraillée et endeuillée, la protagoniste finira toutefois par trouver en elle la force de recouvrer un certain équilibre pour se reconstruire. Les mots et les souvenirs, points d’ancrage de cette histoire, l’aideront à transporter la voix de Janvier, à refaire vibrer son coeur. Son ami reprend alors vie dans une odeur, une chanson, les murs du Château, dans les pages de son roman.
Janvier tous les jours raconte. Il raconte l’amour, l’amitié toute-puissante. Il raconte le déchirement et le deuil, la beauté et la vie, avec tout le coeur de ses personnages, donnant pour résultat un parcours émotionnel très bien dosé. Valérie Forgues nous livre un roman qui aborde des thèmes qui nous touchent tous, et les dissèque en profondeur. L’absence, thématique capitale dans cet ouvrage, se voit pleine de ce qui permettra à la protagoniste de se sauver elle-même. Même si la souffrance d’Anaïs reste, qu’elle ne se terrera jamais, celle-ci comprend qu’elle doit vivre avec elle, l’apprivoiser, la transformer et l’accepter. Amitié et mort s’opposent et dissonent, pour finalement se réunir sous les formes de la mémoire et de l’écriture et permettre à Anaïs d’émerger de la rivière dans laquelle elle coulait. On y confirme ainsi à quel point l’acte créateur peut se révéler au service de la cicatrisation, jusqu’à se sublimer pour y arriver. Ce roman apparaît comme un authentique témoignage de l’amitié qui perdure, triomphe et grandit au-delà de la mort.
Je suis certaine que ces pages, empreintes à la fois d’une douceur et d’une violence désarmantes, dans lesquelles chaque phrase devient poésie, sauront vous charmer autant qu’elles m’ont conquise.
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