@corona_culture

(Avec Olivia Tapiero, Ève Landry et Julie Delporte, nous avons imaginé un projet où continuerait la culture malgré les temps incertains. Voici notre communiqué : )

Il y a un climat de panique qui s’installe, qui est déjà bien installé. Il importe de retrouver un sentiment d’unité en dehors de la crise sanitaire, dans des espaces collectifs, libres et accueillants.

Alors que le milieu de l’événementiel encaisse un coup dur, les milieux artistiques ripostent. Les manches se retroussent et les initiatives culturelles alternatives se multiplient déjà. C’est magnifique et salutaire. Il nous reste un peu de lumière. Isolé.e.s, mais toujours à un clic, une storie, une publication d’être ensemble, réuni.e.s. Parce que la solidarité (même numérique) compte plus jamais.

Nous refusons nous aussi de laisser le récent bouillonnement du milieu culturel québécois se refroidir. Nous refusons de nous enfermer dans le silence et la solitude, l’inaction et l’isolement total. Pour déjouer ce virulent sentiment d’étrangeté, il nous semble pressant de réhabiliter les espaces communs, notamment par la mise en place de systèmes de diffusion alternatifs et accessibles : le bon vieux web.

Dans ce whitenoise angoissant, nous voulons occuper l’espace médiatique avec ce que nous faisons de mieux : créer. Nous voulons renouer avec une vie qui n’est pas figée — qui n’est pas craintive, amorphe ou absorbée par le divertissement facile et convenu. Une vie faite de pratiques artistiques. Parce qu’au-delà des zones grises, il nous reste une certitude : la fermeture des lieux de création et de diffusion culturelle ne signifie pas la mort de la création.

Nous nous adaptons. Nous déplaçons la « scène » vers le web. Elle n’est pas nouvelle, l’urgence de créer ; de continuer le geste créateur. Seulement une urgence appuyée, soutenue, une urgence pressée par un impératif besoin de résistance.

Les mesures préventives sont sérieuses, tout comme la création.

Nous nous donnons un lieu de réflexion, un forum, une vitrine, ou du moins un espace ludique. Quelque part entre la poésie, les pratiques artistiques, la culture du mème, l’envie d’avoir du fun. Il faut investir l’immobilité de la situation imposée pour en forger quelque chose qui nous ressemble. En faire émerger une culture poétique, numérique et solidaire. En rire en peu, aussi.

C’est avec le soutien d’une communauté engagée tenant son envie de vivre à bout de bras que nous continuons d’aller à la rencontre de l’autre. De poursuivre un geste essentiel, dans la collaboration : celui de créer, de communiquer, de s’offrir un peu de lumière. C’est de se prouver, une fois de plus, que nous avons la force du nombre. Que nous nous soutenons, même à distance. Qu’on écrit, vit et aime ensemble, coûte que coûte. Subvention ou pas, lieux de diffusion ou pas, nous continuons de créer. Nous occuperons l’espace médiatique, en le bombardant de nos visions, nos démarches et nos présences. Se réapproprier l’événement : transformer la quarantaine en contenu.

corona_culture, c’est un format collaboratif d’arts littéraires — ni plateforme ni galerie, mais notre objet étrange entre bibliothèque et scène ouverte, pour un peu plus de « nous » à un moment où il faudrait se défaire du « chacun pour soi ». Il sera investi par différent.e.s artistes, alimenté de contenus et de sessions live. Avec la participation de Maude Veilleux, Olivia Tapiero, Lily Pinsonneault, Simon Brown, Marilou Craft, Julie Delporte, Ève Landry, Hélène Bughin, Pascale Bérubé et bien d’autres.

Pour recentrer un sentiment de calme dans tout ce bruit.

Pour réapprendre le sens de la collectivité, contrer la solitude.

Pour feeler mieux.

Pour le droit de ne pas échouer le temps qui passe — pour ne pas enfermer l’être dans son salon — ne pas laisser l’espoir s’échouer sur la berge. Peut-être que c’est pour ça. Peut-être que c’est juste pour ça.

Et ça, c’est freaking beau à voir.

 

Hélène Bughin, poète, étudiante à la maîtrise à l’Université de Montréal et autrice du blogue Lis-moi ça
Ève Landry, autrice et productrice d’événements en arts littéraires
Olivia Tapiero écrit et traduit. Elle est aussi musicienne.
Visuels réalisés par Julie Delporte

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LES PROMESSES VIRTUELLES

ENTREVUE AVEC KAROLINE GEORGES

Par HÉLÈNE BUGHIN

 

De synthèse est de ces romans envoûtants à l’univers soigneusement construit, au propos sensé et à l’intrigue captivante – des ingrédients essentiels qui font de sa lecture un terreau de réflexions en continu. On accompagne une protagoniste absorbée par l’écran et le lot de possibilités qu’il comporte, dans sa quête de l’image parfaite – d’abord mannequin dans les années 80, elle choisit ensuite la réclusion dans un environnement futuristique alors qu’elle manipule et peaufine son avatar, Anouk. Au-delà que la question de la chair, il y a l’art, la fiction, la famille et la fascination qui s’entremêlent, dans une grande danse philosophique autour du contact humain, du virtuel, de la mémoire, de l’imaginaire. Si ma première lecture a été marquante, les lectures subséquentes ont à chaque fois révélé un élément nouveau, comme un puzzle de matière qui se déplie.

Quand on m’a proposé une entrevue avec l’autrice, j’ai d’abord été hésitante quant à la meilleure manière d’aborder De synthèse : le livre contient tellement de portes que je ne savais pas laquelle ouvrir en premier. Après avoir considéré les possibilités, je me suis arrêtée sur l’idée d’une correspondance par courriels, échange qui s’est étalé sur une année, entrecoupé par la vie finissant toujours par rattraper le cours de la conversation.

Bonne lecture xox


Bonjour Karoline !

Merci pour ta réponse rapide. Je suis ravie que cet échange t’enchante.

J’ai tenté de faire le tour des différentes réflexions qui ont apparues lors de ma première lecture, mais une me hante encore. C’est cette scène où la protagoniste se dirige vers un endroit chargé en émotions, mais décide de se draper d’une vision renvoyant à différents personnages de la culture populaire. Le brouillage des frontières entre l’imaginaire et le réel – l’inclusion presque physique de la fiction dans la réalité – m’a frappé et me travaille encore. Sans arriver à formuler une question claire, je voulais savoir ce qui a motivé, ou enfin, comment t’es apparue cette idée de chercher du réconfort dans le virtuel ?

En espérant que tes rénovations se déroulent comme prévue, je te souhaite une excellente journée !

Hélène


Bonjour Hélène,

Encore désolée pour cette réponse tardive… Me revoilà.

Je pense que ce que tu nommes le « brouillage des frontières entre l’imaginaire et le réel » est en cours depuis fort longtemps. Depuis des millénaires, nous nous entourons d’objets et d’images qui font exister dans notre environnement des créations de notre imaginaire. C’est en quelque sorte l’histoire des cultures. Porter sur soi un symbole religieux en forme de bijou ou être accompagné d’un superhéros en réalité augmentée, ça relève du même besoin spirituel. Les figures idéalisées changent, mais la quête de points de repère pour réussir à affronter les pires épreuves demeure.

Avec cette image, je voulais créer un équilibre entre l’effroi provoqué par l’anticipation de l’épreuve à affronter et la puissance du réconfort suscité par l’invincibilité des superhéros. Pour la narratrice, la fiction s’avère davantage qu’une échappatoire, c’est le langage même du monde, qui met en œuvre de véritables forces. Avec l’aide imaginaire de ses amis virtuels aux pouvoirs surnaturels, elle parvient réellement à dépasser ses propres limitations.

Et pour répondre concrètement à ta question, j’ai moi-même une superhéroïne qui m’accompagne depuis longtemps dans mon travail littéraire… C’est Jinny, le génie blond, en format Barbie, qui se tient à la droite de mon écran et qui supervise toutes les opérations littéraires. Il suffit de lui lancer un regard pour réactiver en moi l’émerveillement qu’elle suscitait lorsque j’étais enfant. Elle me rappelle en tout temps que tout est possible, d’une manière ludique et sans prétention. Un jour, elle sera peut-être là, en réalité augmentée, à susciter des dialogues constructifs pendant l’acte de création, qui sait…

(Bon, ma réponse est un peu longue, tu coupes tout ce que tu juges superflu, hein!)

Un sourire,

Karoline


Bonjour Karoline!

Merci infiniment pour ta réponse, elle m’éclaire grandement. Et c’est sans inquiétude, pour les délais de réponse, je crois que les miens seront aussi longs…

J’apprécie que tu mentionnes les symboles et les talissements (à défaut de meilleur mot), en rapport avec le besoin spirituel, ainsi que la quête de points de repère, car c’est un des aspects qui m’a frappé dans ton roman. Il me semble que le personnage, à travers son obsession de l’image, se cherche une manière d’être – une raison d’être, presque. C’est dans les productions artistiques qu’elle consomme qu’elle tente de la paix, finalement
( « [Je voulais apprendre à méditer] jusqu’à ce que je comprenne que ma façon de fixer l’écran de la télévision valait toutes les séances de respirations et les mantas du monde, que j’avais déjà me détacher de mes pensées, et même, mieux, ne pas penser du tout et ne rien ressentir non plus, enfin presque rien au bout de quelques heures en plongée dans une fiction », p.59)

Pour ce qui est de la fiction comme langage même du monde, je suis happée. Je trouve cette notion d’encore plus importante aujourd’hui, alors que notre manière de socialiser passe surtout par les réseaux sociaux et la mise en scène de soi par différents paradigmes (images, textes, etc). Dans ton roman, tu écris justement :

« Je n’étais pas la seule avec cette envie impérieuse. Sur tous les continents, moins d’un siècle après l’invention de la télévision, on s’empressait de créer les premiers univers immersifs, des métavers qui permettaient de traverser l’écran, d’explorer des lieux virtuels, d’y apparaître sous n’importe quelle forme, d’y créer des objets, de les échanger, de les vendre ; d’inventer des mondes. Les outils de création photographique se sont multipliés. J’ai compris que je pouvais redevenir une image. Une véritable image. Indépendante de mon corps de chair. » (p.132)

Crois-tu que le numérique, au final, aura enduit une porosité supplémentaire entre la réalité et l’imaginaire, et que ce lieu virtuel sert, du moins dans ton roman, de tampon à la recherche de paix spirituelle?

Tu peux bien sûr explorer diverses pistes associées à l’idée générale que je te propose 😉

Bonne journée ensoleillée,

Hélène


Chère Hélène,

Par la longueur de mes silences, tu vas finir par penser que je suis évanescente… et je le suis presque!

Pour répondre à ta question, en effet, le numérique apparaît juste là, entre la réalité et l’imaginaire et nous propulse dans une nouvelle sphère (la noosphère de Teilhard de Chardin?). Et, malgré sa virtualité, c’est un outil de création radicalement concret.

De plus en plus concret, en fait. Et qui prend de plus en plus de place, aussi, autant dans la structure même de notre société, voire de toute l’espèce, que dans l’intimité de nos quêtes spirituelles. Je suis fascinée par une chouette théorie qui stipule que nous n’avons pas encore rencontré d’extraterrestres parce que les civilisations les plus sophistiquées ont probablement ont choisi de quitter la matière biologique pour vivre une existence numérique et que, depuis, elles dorment, en attente du moment où l’Univers sera suffisamment refroidi pour maximiser leurs capacités computationnelles… Alors, le numérique apparaît non seulement comme outil de création pour atteindre une forme de paix spirituelle, mais peut-être également comme véhicule d’une prochaine phase d’expérimentation existentielle… Déjà que de nombreuses autres théories allèguent que l’Univers tout entier serait un hologramme, ce qui laisse supposer que nous sommes peut-être déjà des créatures numériques qui s’ignorent… il y a là quelques superbes pistes romanesques, du moins pour mon type d’imaginaire…

🙂

Karoline


Bonjour Karoline!

Je m’excuse aussi du délai, pour ma part, la rentrée littéraire m’a aspirée…

Toute cette réflexion que tu amènes est immensément pertinente. Le numérique a visiblement débloqué une dimension supplémentaire, c’est fascinant. Et c’est, oui, une sphère de plus en plus concrète, où se déplie une existence autre – une manière d’être – mais pas totalement différente de celle que nous vivons dans la réalité…. Il y a aussi toute cette notion de mémoire, et de pérennité – voire d’immortalité – qui subsiste autour du propos que tu amènes dans ton livre, surtout avec la question de la représentation, de la muse, de la création parfaite – qui persisterai par-delà le vivant. Je me demandais si tu pouvais élaborer sur cet aspect.

Merci beaucoup d’alimenter cette correspondance, j’en suis grandement reconnaissante, et je te souhaite une excellente journée d’automne,

Hélène


Bonsoir Hélène,

Nous semblons nous écrire depuis deux galaxies lointaines. Il y a quelque chose d’intemporel dans notre échange; ça me plaît!

Alors, pour répondre à ta question:

Ayant étudié l’histoire de l’art, je suis bien évidemment fascinée par la question de la préservation des œuvres d’art. Par la création, l’artiste crée non seulement une représentation sublimée de l’humanité, mais il réussit en plus à transcender le temps. Du point de vue de la narratrice du roman De synthèse, l’image n’est donc pas qu’un seul moyen d’apparaître au monde, c’est bien davantage une sorte de pérennité. C’est une forme d’entéléchie de l’être. L’apogée, en quelque sorte, de l’existence. Ce qui compte pour elle, c’est de créer une trace parfaite de son existence puisque c’est tout ce qui en subsistera. La culture de l’image de la narratrice est à ce point envahissante qu’elle occulte complètement la question du vivant. Un peu comme si la conscience de la mort avait tout avalé, qu’il n’y avait que cette perspective en définitive et que le seul moyen de répondre à cette incontournable finalité consistait à produire, immédiatement, une trace indélébile.

En art contemporain, le processus de création est parfois plus important (et pertinent) que sa finalité ; l’éphémère est un enjeu extrêmement important de la performance, par exemple, et ça révèle la préciosité et la singularité de chaque instant, mais dans le contexte de mon roman, la narratrice n’a pas cette conscience de l’existence. Elle n’a pas appris à jouir du fait d’exister ; elle ne connaît que l’adoration d’images achevées et d’univers fictionnels qui mettent en lumière la médiocrité de son environnement réel, dont elle cherche à se libérer.

Avec un sourire lunaire,

Karoline


Bonjour Karoline,

C’est ce que j’adore de ces échanges. Ils laissent la place à la réflexion et à la macération des idées. Ça me laisse le temps de revenir à mes notes dans les marges de De synthèse : je pense à l’intrigue, à la narratrice, et je ne peux m’empêcher de faire des parallèles avec les réseaux sociaux. Dans un sens, c’est un aspect important qui aura ponctué ma lecture, inconsciemment. Sans savoir bien le matérialiser en termes, le rendre audible.

L’univers dans De synthèse est très éclaté : il répond à ses propres codes dans un sens, seulement avec l’atmosphère (le contexte politique sous-jacent, la bulle qu’est l’appartement de la narratrice, les reliefs de l’univers numérique). On ne se sent pas complètement immergé dans une réalité si éloignée de nous; seulement métamorphosée, pressurisée par les changements technologiques. Un univers contaminé, d’une façon, par le numérique. Je crois que c’est ce qui fait la force du roman, force sur laquelle repose la construction du personnage, aussi. On sent tout l’impact de l’image, de la représentation et de l’avènement du numérique sur son cheminement. La fiction est d’une façon foncièrement concrète une échappatoire pour la narratrice : elle fuit sa réalité, compose une image qui la préservera du temps, jusqu’à parfois même faire omission de son corps.
Et cette idée avancée dans le roman devient ici, selon moi, comme un reflet de ce qui émane des réseaux sociaux, un pont avec notre réalité contemporaine.

Au sens où, le plus souvent, il me semble que les applications, les plateformes, les forums sont des nouvelles places publiques remplies de solitudes. Des entités seules qui se rassemblent, dans des bulles, mais chacune cachées derrière une image, une projection – notre profil, nos photos, les opinions qu’on laisse en commentaire. Une parcelle de nous matérialisées, inscrites dans un flux continu et qui me semble, en ce moment, ne pas connaître de péremption. Tu dis « Par la création, l’artiste crée non seulement une représentation sublimée de l’humanité, mais il réussit en plus à transcender le temps », dans ton dernier courriel. Je crois qu’il y là une réflexion intéressante à avoir quand vient le temps de construire sa propre représentation : quelle sorte d’humanité (sublimée) présentons-nous aux autres? Sommes-nous artistes de nous-même – sommes-nous notre œuvre? Que laisse-t-on à la pérennité – avons-nous réellement une garantie que notre identité numérique transcendera le temps?

Pour finir, il me semble que l’univers numérique, celui que j’expérimente en ce moment, est cet univers immersif qu’explore en profondeur et dans des propensions infiniment plus grandes la narratrice de De synthèse. Je crois qu’au fond ton roman a chez moi enclenché une réflexion continue sur mon propre rapport en numérique, surtout par rapport à l’avatar que nous nous créons pour nous échapper de la réalité en la recréant avec de nouvelles images et de nouvelles interactions. Et cette question de la subsistance de soi au travers du temps : pouvons-nous vraiment décider de notre propre résistance au temps et à la mémoire?

J’en profite aussi pour te féliciter pour le Prix littéraire du gouverneur général!

En te souhaitant un bon début de décembre,

Hélène

 


Bonsoir Hélène,

Je ne sais pas si nos identités numériques actuelles transcenderont le temps. Le cas de MySpace nous fournit un exemple concret des problématiques à venir. En mars 2019, la plateforme a annoncé que tous les contenus téléchargés sur son site avant 2016 ont été supprimés suite à une migration de serveur erronée. D’autres erreurs surviendront. D’autres plateformes disparaitront. La conservation des œuvres d’art numériques pose d’ailleurs toutes sortes de défis et de maux de tête. Nous avons réussi à conserver des œuvres picturales et sculpturales pendant des siècles parce que nous avons su créer les conditions muséales quasi optimales pour leur préservation. Réussirons-nous à faire de même avec la réalité virtuelle et le numérique dans un avenir proche? Il y aura certainement une suite de catastrophes, d’erreurs et de pertes incommensurables avant de parvenir à trouver des solutions pérennes. En fait, je pense que l’essentiel de nos traces virtuelles qui n’auront pas été supprimées formera éventuellement une sorte d’énergie fossile ou d’inconscient collectif dont on tirera ponctuellement des informations statistiques, des tendances historiques, des images de synthèse. D’une manière ou d’une autre, l’incessante transformation du vivant se poursuivra, à travers l’avènement de l’intelligence artificielle, par le biais des corps et de mémoires augmentés. Toute l’histoire du monde forme un inventaire d’images et d’idées à recycler, à amalgamer, une sorte d’alphabet contemporain pour entrer en contact les uns avec les autres. Tout devient matière à réflexion, à création, à expression. Je pense par exemple aux gifs qui sont tirés de films centenaires et qui se substituent aux émoticônes pour mieux mettre en lumière notre humour et notre état d’être du moment. Ce que nous produisons comme « effet de présence » à l’heure actuelle à travers nos fils de discussion et partages de données suscite un élan global, un désir d’émulation, chacun inspirant autrui à peaufiner son profil, à émettre des opinions individuelles qui s’amalgament et qui génèrent ensuite des mouvements collectifs. Ce qui compte en ce moment, à mon avis, c’est moins la préservation de nos identités numériques que notre influence immédiate à travers celles-ci. Ce que nous émettons, maintenant, en temps réel. Et comment nous contribuons à façonner ensemble le monde actuel, qui est en quelque sorte notre œuvre collective…

🙂

Bonne soirée!

Karoline


 

Un merci infini à Karoline Georges pour sa générosité et sa patience. J’attends le prochain roman avec excitation!

Vous pouvez retrouver l’autrice aux Correspondances d’Eastman, débutant cette fin de semaine pour, entre autres, une classe de maître animée par Marie-France Bazzo.

Entre temps, je vous invite à lire ce magnifique portrait paru dans Le Devoir.

Vous pouvez vous procurer le livre ici ou sur la plateforme des libraires.ca

TENDRE UN MICRO À LA POÉSIE

Par HÉLÈNE BUGHIN

Durant mon baccalauréat, alors que je naviguais entre cinéma et littérature, c’est par hasard que j’ai découvert la poésie sur scène. Parmi les événements Facebook proposés, il y avait le Cabaret des brumes, animé par François Guérette, où y défilait un line-up de poètes, toutes générations confondues. C’était lors du Festival International de Littérature dont la programmation 2019 a été dévoilée récemment. Accompagnés du groupe Mutante Thérèse, les textes résonnaient dans le bar tandis que la foule maintenait un silence religieux. Sans réussir aujourd’hui à me souvenir de ce qui a été lu, je sais que cette sortie improvisée a teinté ma manière d’aborder la vie littéraire. Si j’appréciais, et apprécie toujours, réfléchir l’écriture au sein de l’institution, c’est en parcourant les différentes sorties littéraires que j’ai compris qu’il est aussi possible de vivre la discipline en direct, en raw; d’y avoir accès par un contact humain. Traversant le micro, le texte ne subsiste alors que dans le moment où il était livré. Et surtout, je n’étais plus seule avec le texte, mais entourée de spectateur.trices, réuni.e.s par notre passion commune pour les mots.

Comme de fait, je me suis mise à fréquenter les micro-ouvert jusqu’à moi-même y performer régulièrement. À force de lire à voix haute mes propres textes, devant une foule attentive ou non, mon rapport à la réécriture s’est réorienté : je ne peux plus concevoir la littérature sans cet apport du vivant, que ce soit dans la transmission ou la réception. Chaque nouvelle soirée de lectures modifie ma perception.

Et excellente nouvelle : en ce moment, on assiste à une multiplication des scènes qui offrent une place au genre, jusqu’à s’inviter au théâtre. Depuis la nuit de la poésie de 1970, les initiatives ne manquent pas de mettre la poésie en scène. Voici donc une liste non-exhaustive des soirées pertinentes et autres initiatives qui tendent le micro aux voix poétiques québécoises.

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Durant le spectacle « Et si on s’éteignait demain ?» dans le cadre du Festival Jamais lu © Cannelle Wiec

LITTÉRATURE ET AUTRES NIAISERIES

Concept sherbrookois, la soirée Littérature et autres niaiseries bat son plein depuis septembre 2016. Choisissant avec soin ses invité.es, quelques fois sous la contrainte d’un thème ou d’une ambiance, Marido Billequey et son acolyte Gabriel Lemieux-Maillé ont réussi le pari de remplir chaque fois la Petite Boîte Noire, au nom de la poésie et de la musique. Car ce n’est pas que la littérature qui est mise en valeur, mais aussi sa relation avec d’autres discplines. Je me souviens tout particulièrement d’une soirée en décembre dernier où l’entracte a fait place à un match de lutte professionnelle. L’événement a pris une telle ampleur qu’ils se déplacent maintenant dans des villes comme Québec ou Montréal pour offrir le concept à diverses audiences. En vacances pour l’été, je vous invite à les suivre virtuellement pour connaître les dates de leurs prochaines soirées.

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L’Académie de lutte estrienne en pleine performance durant la soirée Littératures et autres niaiseries © Hani Ferland

LA POÉSIE EN LIBRAIRIE

Deux événements récurrents sont aussi à surveiller à Montréal dès la rentrée : Le Port de Tête la nuit et la librairie du Vieux-Bouc organisent mensuellement des soirées durant lesquelles carte blanche est laissée aux poètes invité.es. Ça donne des mises en lecture qui peuvent être explosives, brutes, spontanées ou travaillées. Suivez leurs pages Facebook respectives pour connaître les dates des prochaines occasions !

MICRO OUVERT – LABORATOIRE POUR TOUSTES

Les micro-ouvert sont maintenant légions à Montréal, et ce, depuis quelques années déjà. Ce sont d’excellents incubateurs à nouvelles voix poétiques, l’occasion parfaite permet à quiconque d’aller tester son matériel et, du même coup, prendre le pouls de ce qui se passe dans la vie littéraire, en ce moment. On compte parmi les différents concepts proposés Vaincre la nuit – présenté également dans un article antérieur – et qui reprendra à l’automne. Il y a le fameux Bistro Ouvert, qui se tient à chaque deuxième dimanche au Bistro de Paris. Au café Kawha, il est possible d’assister aux soirées A’mot’reux, le deuxième vendredi de chaque mois.

OPUSCULES : LITTÉRATURE QUÉBÉCOISE MOBILE

Il s’agit peut-être d’une des initiatives les plus pertinentes du paysage littéraire actuel. Fondé en 2015, l’objectif du projet pensé par l’UNEQ est de rendre la littérature québécoise plus accessible. Elle répertorie autant des lectures tirées de différents événements que des articles ou des blogues. Idéal pour assister en différé à des lancements manqués, faute de temps – par exemple, celui de LQ, dont font partis, entre autres, les poètes Benoît Jutras ou Carole David. Il est aussi possible de découvrir des textes d’auteur.trices inédits dans la section « à lire ». Pour vous tenir au courant des nouveautés, suivez leur page Facebook!

LA POÉSIE PARTOUT

Depuis janvier 2017, comme ils l’écrivent si bien sur leur site, « La poésie partout invente, produit et diffuse des activités poétiques variées. C’est un mouvement collectif et rassembleur qui fait la promotion de la poésie, notamment dans l’espace public et sur Internet ». L’organisation publie régulièrement sur les réseaux sociaux une liste d’événements littéraires à venir à travers la province et initie des projets avec le public, comme un atelier de déambulation avec le poète Hector Ruiz, en juin dernier. Abonnez-vous à leurs réseaux sociaux pour être mis à jour sur la vie littéraire et leurs différents projets, dont Dehors est un poème.

VOIX D’ICI

Ayant comme mission de promouvoir la poésie sous forme orale, Voix d’ici s’attèle également à la tâche de répertorier nos poètes québécois.es par l’entremise d’enregistrements. Mis en ligne en 2009, le site compte 75 poètes et plus de 1000 minutes d’audio. Pour faire changement du binge-watching continuel, je vous invite à vous plonger, le temps d’un après-midi avec un café, dans l’immense répertoire que propose le projet, question de découvrir ce qui se fait de mieux en littérature, ici.

Capture d’écran, le 2019-07-19 à 16.12.30
Le site Voix d’ici

Vous connaissez d’autres initiatives qui tendent la parole à la poésie ? Écrivez-nous!

#LIRELESABSENTES

PAR HÉLÈNE BUGHIN

Récemment, je me suis demandé si je lisais assez de femmes. Non pas si j’en lisais tout court – c’était une certitude, poésie comme roman, je ne dédaigne pas aucun titre qui me parle. Mais plutôt si j’en lisais assez. Si mes corpus universitaires étaient paritaires ou plutôt favorables avec ce qu’une institution a classé comme « classique ». J’ai toujours préféré la littérature américaine du courant de la beat generation, par exemple, ou le surréalisme. Ce n’est qu’en creusant, en discutant entre collègues ou en tendant l’oreille aux discours féministes que je me suis aperçue que si les femmes avaient participé activement dans ces mouvements, elles étaient souvent considérées comme des écarts ou des exceptions, en arrière-plan.

C’est motivées par ces mêmes réflexions que deux enseignantes au collégial, Julie Boulanger (Cégep de St-Hyacinthe) et Amélie Paquet (Collégial international Sainte-Anne) ont fondé le blogue Le bal des absentes. Avec comme mission de mettre à l’avant-plan des autrices d’ici et d’ailleurs, elles ont eu le désir d’offrir à leurs collègues des titres alternatifs aux corpus récurrents – bien trop souvent masculins. Pour que les autrices marquant leurs époques ne soient plus considérées comme des entités marginales, mais des composantes à part entière d’une littérature plus diverse, plus entière. Elles ont repris la ligne directrice de leur blogue, en 2017, dans un recueil de textes du même nom, aux éditions La Mèche.

Quand la maison d’édition m’a proposé de participer à leur défi #lirelesabsentes, j’y ai vu l’occasion idéale d’enrichir mon expérience de lectures davantage, avec des titres audacieux, me sortant de ma zone de confort. Ayant un intérêt pour la question du lieu et de l’autofiction en littérature, je m’en suis servie comme point de départ pour sélectionner cinq premiers titres, exclusivement écrits par des femmes.

1. L’affamée, Violette Leduc (1948). Romancière française, féministe et amie de Simone de Beauvoir, Leduc a été une des pionnières de l’autofiction, puisant dans sa vie pour dénicher matière à écrire. Ce deuxième roman est défini comme une description de l’amour, avançant phrase après phrase dans les nœuds du quotidien. J’ai choisi ce premier titre comme porte d’entrée pour découvrir une autrice d’importance et me détacher, dans un certain sens, des préjugés qu’il subsiste chez moi au niveau de la prose écrite par des femmes.

2. Les aurores fulminantes, Suzanne Meloche (1949). Poésie publiée aux Herbes rouges, le titre du recueil m’a tout de suite interpellé. Suzanne Meloche est poétesse et plasticienne québécoise, membre du mouvement automatiste québécois, et protagoniste dans La femme qui fuit de Anaïs Barbeau-Lavalette.

3. Heroines, Kate Zambreno (2012). Brique décrite comme « a manifesto for “toxic girls” that reclaims the wives and mistresses of modernism for literature and feminism », le titre m’a semblé tout approprié pour se renseigner davantage sur les femmes oubliées de la littérature.

4. La plongée, Lydia Tchoukovskaïa (1974). Puisant dans ses souvenirs personnels de la guerre, la femme de lettres russe met en scène Nina, dont le mari a été arrêté, tenant un journal sur son quotidien et sa plongée en elle-même.

5. Aucun lieu, nulle part, Christa Wolf (1981). L’autrice illustre ici la rencontre improbable entre deux écrivains distanciés par un siècle d’écart. Si le titre m’a tout de suite interpellé par la notion du lieu qui semblait s’y déployer, l’intrigue m’a envoûté.

 

et si vous voulez participer, quelques autres titres…

  • Vivre dans le feu, Marina Tsvetaeva
  • Bye Bye Blondie, Virgine Despentes
  • La cloche de détresse, Sylvia Plath
  • Burqua de chair, Nelly Arcan

 

+ n’hésitez pas à faire comme moi et à visiter la BAnQ pour trouver tous les titres qui vous plairont ou encouragez vos libraires indépendants !

+ partagez vos lectures sur Instagram ou Facebook avec le mot-clé #lirelesabsentes pour vous aussi participer à la diversification de la littérature.

 

 

Pour vous procurer le livre Le bal des absentes : ici

Et pour en savoir plus sur le défi : lirelesabsentes_num

SUR LE MUTISME DE MAUDE VEILLEUX

PAR HÉLÈNE BUGHIN

De la fin du mois d’août jusqu’à tout récemment, Maude Veilleux a arrêté de parler. Durant cette période, elle s’est tenue dans un mutisme persistant. L’écrivaine communiquait alors par son cahier de notes ou des gestes proches de la mimique, pointant ou agitant ses poignets en moulinet pour signifier telle ou telle chose, tout dépendant de la chose et du moment. Pour les phrases plus laborieuses, elle les transcrivait dans Google Translate pour laisser la voix robotique la réciter pour elle. Ne pouvant émettre aucun son, la technologie prenait le relais de ses cordes vocales. Une rencontre furtive avec son mutisme – cette expérience qu’aura été de recevoir la pensée de l’autre dans un langage différé, m’a inconsciemment confronté à mes propres réflexes de communication.

Maude ne parlait plus, et je ne savais plus comment lui parler.

Nous étions dans le métro, je la raccompagnais à la suite d’une intervention au collège où se déroulait mon stage, au sujet de sa démarche poétique. J’ai d’abord connu la poète par l’entremise de soirées de lecture : par sa voix, sa manière de réciter ses mots, ses textes. Son silence avait donc quelque chose de déstabilisant et m’a d’emblée confronté à une nouvelle réalité. On a échangé un peu autour de sa présentation sur sa démarche d’écriture dans Délier les lieux. Les raisons de son mutisme m’intéressaient peu, je voulais surtout savoir comment elle le vivait. Pourtant, je me suis rendue vite compte que je m’exprimais drôlement, avec une nouvelle précaution, cherchant les bons mots, sachant que la réponse viendrait immanquablement avec un délai.

Tandis qu’elle élaborait sa réponse en silence, je me suis surprise à jeter mon regard partout autour de nous. Je regardais ailleurs pour ne pas la fixer en train de rédiger ce qu’elle allait me dire. Comme si la regarder écrire, l’observer en train de taper vigoureusement sur le clavier tactile de son téléphone, le regard éclairé par la lumière bleue, aurait été l’équivalent d’une intrusion. Je tenais à lui laisser l’espace et le temps nécessaire de formuler à sa manière sa réplique. Par mégarde, je me suis mise à méditer en regardant par une fenêtre du métro.

Cet instant pourtant bref m’aura plongé en une douce transe. Je ne parlais plus avec une poète, j’énonçais à haute et intelligible voix ma pensée, sans exiger derechef la même chose d’elle. Si elle me répondait avec des gestes, j’interprétais oralement ce que j’en comprenais, et si j’étais juste, elle hochait vivement de la tête. Notre dynamique de communication était régi par l’interprétation et la traduction, en différé. Comme une conversation Facebook.

Quoiqu’ouverte au débalancement que provoquait notre dialogue amputé, je me suis sentie contrainte par une posture inconfortable : je ne parlais ni dans le vide ni à une locutrice audible. Il me manquait un repère. Puis, peu à peu, je suis devenue attentive aux moindres détails surgissant de son expression, mais surtout à la manière dont j’énonçais mes questions. Et tout naturellement, son mutisme a fait surgir chez moi le réflexe d’apprendre le langage des signes, pour dans un sens niveler la conversation, trouver un terrain d’entente : comme si ma voix était une intrusion dans ce silence immuable qui s’imposait autour de nous.

Le mutisme de l’autre est incommodant. Le langage devient unilatéral ; quelque chose nous gratte la nuque. Où se trouve le nœud? Avons-nous une exigence naturelle à nous comprendre sur un même niveau?

Maude Veilleux ne connait pas le langage des signes et pourtant, il semblait qu’il s’agissait là d’une résolution des plus évidentes : communiquer au silence par une autre forme de silence, passant une gestuelle, pour surtout être sur la même longueur d’onde.

***

Toute cette expérience brève m’a fait réfléchir sur la parole, celle qu’on prend pour acquis, ce moyen de transmission inné, dont on use sans parcimonie, par réflexe. Je ne crois pas être capable d’arrêter de parler. Mon problème est tout autre. Ce que j’ai à dire déboule souvent sur ma langue, sans que je puisse y réfléchir : être confinée dans mes pensées me semble être un exercice terrorisant. J’ai beaucoup de choses à dire et je n’ai pas encore trouvé, pour la plupart, la bonne manière de les formuler. Si j’écris, c’est pour désamorcer ce débordement qui revient constamment au bord de mes lèvres, pour matérialiser les balbutiements et dénouer le langage; mais je parle encore constamment de mes problèmes pour qu’ils fuient mon ventre, mon plexus solaire et ma gorge. Parler m’aide souvent à écrire – et inversement.

***

Depuis peu, Maude a recommencé à parler. Elle m’explique au détour d’une conversation autour d’un thé que baignant constamment dans ses pensées, son rapport à l’écriture a changé. Le flux de conscience ne réside pas au même endroit que le langage oral, souligne la poète, que l’écriture et la parole occupe deux endroits différents, et non pas le seul et même, comme nous serions portés à croire. Sans la parole, l’écriture s’imposait, différemment, hors du langage oral.

Cette rencontre avec le mutisme m’aura fait retenir cette nuance, à propos de l’écriture : la parole est précieuse, mais pas une finalité ; qu’il existe des moyens détournés de faire valoir sa pensée, mais que chaque chemin implique son lot d’embûches. Je n’écrirai jamais comme je pense, je ne penserai jamais comme j’écris. Mais plutôt, écrire en considérant les deux actions comme deux mondes aux pôles opposés, se nourrissant à tour de rôle de l’un et l’autre.

Autour du mutisme de Maude Veilleux

            Veilleux, Maude. « j’ai arrêté de parler », Estuaire, n. 175 (hiver 2018), p.55

            À venir – Entretien de Jade Bérubé avec Maude Veilleux, Zinc.

ENTRE LES LIGNES : 2ÈME ÉPISODE

Vendredi soir, café Chez l’Éditeur, je me suis entretenue avec deux booktubeuses québécoises, Mélanie Jannard et Evelyne Bisaillon, autour d’une question :

se tenir au courant de l’actualité littéraire, quossa donne ?

Sujet vecteur de plusieurs discussions fort intéressantes, notamment autour de la thématique du web; comment combiner création et critique, quels rôles ont eu les réseaux sociaux dans leurs démarches respectives; bref, moult réflexions autour de la mouvance qu’apportent les nouvelles plateformes numérique et son imbrication dans la vie littéraire. Enjoy!

Mélanie Jannard : youtubefacebook / instagram

Evelyne Bisaillon : youtube / facebook / instagram

Pour écouter l’épisode : soundcloud

L’HÉRITAGE DE VICKIE GENDREAU

Par HÉLÈNE BUGHIN

Je n’ai jamais connu Vickie Gendreau. En septembre 2012, je fumais des bats derrière le pavillon quatre du Cégep de Sherbrooke. Petite weirdo aux cheveux bleus, je lisais la Beat Generation, j’apprenais à écrire avec grâce le mot fuck dans mes textes. C’est en 2012 que j’ai eu mon premier cours sur la littérature québécoise contemporaine. On nous a appris pour Nelly Arcan, on a lu Marie-Sissi Labrèche, on a débattu pour le Prix des collégiens autour de « Mayonnaise » d’Éric Plamondon, « La fiancé américaine » d’Éric Dupont, « Et au pire, on se mariera » de Sophie Bienvenu. Des œuvres éclatées qui m’ont pris par surprise, par leur part de subversion, par la liberté qu’elles s’accordaient.

Longtemps, j’ai cru qu’il n’y avait rien pour moi, en littérature québécoise; qu’elle était stérile, grise, confinée dans des récits d’hommes blasés, réduite à la littérature du terroir et aux romans de mœurs, contaminée par la littérature populaire de mauvaise qualité. Complaisance et morosité. Je ne m’y reconnaissais pas, n’y trouvant pas d’échos satisfaisants, rebutée par les thématiques fades ou l’insensibilité des voix narratives.

En 2012, mon professeur a débuté le cours en mentionnant l’impossible entrevue d’une écrivaine à Tout le monde en parle. Un événement rarissime, et qui, pour l’occasion, mettait de l’avant une écrivaine tout aussi rare : Vickie Gendreau.

Je n’ai pas écouté l’entrevue tout de suite. Mais l’anecdote a germé dans ma tête, s’est transformé en marqueur d’une possibilité : celle d’être lue, écoutée – et d’une certitude : je ne suis pas seule. Nous ne sommes pas seules.

Voir et écouter Vickie à Tout le monde en parle m’a ouvert à cette possibilité que quelqu’un quelque part parlait la même langue que moi, que nous étions peut-être plusieurs, et cette langue irrévérencieuse, reconnue. Que la littérature québécoise, dans toute la liberté qu’elle pouvait prendre, est lue, valide et flamboyante.

Elle m’a soufflé la nécessité d’écrire. Écrire à partir de ce besoin internissable, celui d’écrire pour soi, écrire soi, écrire vrai. Concilier vie et écriture. Faire vivre l’écriture. Une imagination débordante qui contamine le morose de l’ordinaire.

Vickie s’interrogeait sur l’héritage littéraire qu’elle allait léguer.

Quand je parle d’elle aux littéraires de ma génération, je vois des yeux s’illuminer, des lèvres se tordre, des joues s’affaisser.

C’est que lire à travers les textes de Vickie Gendreau met à nue une part de nous jusqu’alors ignorée. Avec une familiarité poignante qui traverse les mots et nous déchire sans prévenir.

Gendreau a par son écriture cette faculté de fendre mon empathie en deux pour mieux la recoudre. De nommer l’innommable et de faire choir avec splendeur la fatalité.

Par sa rage éclatée dans la lucidité du monde, emportée par une couleur vibrante, l’écriture de Gendreau catapulte le lecteur dans une fête foraine décrissante.

On ne se sort jamais intact ses écrits, mais on en sort aussi grandit. Plus fort. Plus sensible.

Lire Gendreau, c’est aussi se rappeler que la lueur de la création persiste face à l’adversité.

En maniant le tragique comme un flambeau, par cette impudicité essentielle, ce besoin de crier la vérité, dans toute sa splendeur déchirante et effroyable, Vickie nous a léguer l’envie – et l’impératif – de crisser le feu à toute, pour que se consume une écriture irrévérencieuse, sans concession et au combien fucking nécessaire.

On m’a dit que Vickie était rapidement devenue un mythe. Mais je crois que c’est à travers ses textes, à travers sa posture, à travers cette impossible force rayonnante de ses livres, que subsiste dans notre imaginaire cette écrivaine unique et immense. Par son écriture franche, par le déploiement d’une intimité à l’humanité palpable, Gendreau mis en lumière une brèche incontournable, pavant une voie à une jeune génération de femmes tenaces, fortes et fières de leurs écrits – cela est une des choses dont je suis convaincue.

Vickie Gendreau a légué à la littérature québécoise une puissance féroce qui irradiera encore pour des livres à venir.

Les lectrices et lecteur choisis ce soir s’accordent dans leurs démarches cette même liberté de dire. C’est dans toute leur flamboyance respective qu’ils vous livreront ce soir de précieux inédits qui ne constituent qu’un fragment de ce qu’il reste à découvrir.

Sans plus tarder, je cède la parole à mon collègue et radieux poète, Baron Marc-André Lévesque, qui se fera un honneur de vous introduire avec éclat cette brochette littéraire précieuse et incandescente.

Mesdames et messieurs, je vous souhaite une magnifique et effroyable soirée.

 

ce texte a été lu en guise d’ouverture à la soirée de lectures d’inédits de Vickie Gendreau, 15 octobre, Quai des brumes. 

PLONGER DANS LA VIE LITTÉRAIRE

Par HÉLÈNE BUGHIN

Pour une raison qui aujourd’hui m’apparaît floue, je me suis lancé le défi de participer au plus grand nombre d’événements littéraires de l’automne, si, bien sûr, mon horaire me le permettait. Quelque chose entre le FOMO, un orgueil de fer et une curiosité envers le milieu du livre, entretenue depuis le début de mes études supérieures. J’étais déjà familière avec les micro-ouverts, mais je tenais à découvrir, cet automne, de nouvelles manières d’expérimenter la littérature, autrement que par les publications de la rentrée. Voici donc mon topo d’un mois au cœur de la frénésie de la vie littéraire montréalaise.

LANCEMENTS EN FOLIE

Le coup de feu aura été donné début septembre au lancement de After de Jean-Guy Forget, aux éditions Hamac. Taverne du Pélican : la crème de la jeunesse poétique s’est réunie en cette dernière soirée chaude pour célébrer la naissance du roman de Forget, livre intense traitant d’une histoire d’amour toxique et de l’excès. J’ai particulièrement apprécié la langue du texte, très oralisée, celle à laquelle je me suis familiarisée en entendant régulièrement Forget lire ses poèmes aux micro-ouverts. Une langue qui convient parfaitement à la narration et aux thématiques sensibles qu’elle déploie. N’en déplaise aux réact’ d’une autre époque dont l’argumentaire critique n’atteint pas le niveau collégial.

Je parle dans ce cas-ci de la critique de Paul-François Sylvestre, dans L’Express, billet de mauvaise foi barbouillé par un flagrant manque de rigueur intellectuelle et d’ouverture, absent de réflexion quelconque, outre la promotion d’une idéologie puriste douteuse. Partisane des critiques négatives, je veux bien qu’on m’éclaire toutefois sur la pertinence de passages tels que :

« Être accusé de sexisme est la dernière chose que Forget souhaite. Il écrit donc « on est sorti.es, on s’était cherché.es, on était allé.es» et ainsi de suite. Au lieu de dire ils et elles, l’auteur écrit « iels ». Plus traumatisé que ça, tu meurs! »

Sauf pour la démonstration d’une aigreur refoulée, d’une méconnaissance des courants littéraires contemporains ou l’étalage d’un complexe concernant la pureté du français, ce genre de commentaire n’est ni utile, ni productif. Il existera encore des romans français, comme il existe aussi, en ce moment – et depuis longtemps d’ailleurs, pensons seulement aux travaux des partipristes lors de la Révolution Tranquille, etc. – des écrits qui confondent français cristallin pis parlure bilingue, montréalaise et inclusive.

Se renseigner, en 2018, ça ne devrait pas être si compliqué.

S’en est suivit, la même semaine, du lancement de Castagnettes de Marie-Élaine Guay (Del Busso), au Quai des Brumes. Sobres festivités dans un bar rempli de monde, on aura eu la chance d’entendre les auteurs Jean-Christophe Réhel (dont le lancement du roman Ce qu’on respire sur Tatouine était la semaine suivante) et Mathieu Renaud (Décembre brûle et Natashquan attend) prêter leurs voix aux poèmes vaporeux et immenses de Guay.

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Je souligne, au passage, que nous avons reçue l’autrice ainsi que son éditeur lors de notre premier podcast, juste ici !

(btw, on a acheté des vrais micros : pour les prochains, ça va sonner mieux, promis)

 

 

 

Mi-octobre, on aura eu droit à deux lancements consécutifs – celui d’Estuaire, à l’Euguélionne, ainsi que celui de LQ, à l’Escobar. De plus, une nouvelle maison d’édition, Les éditeurs en feu, a vu le jour, publiant deux livres d’un coup. Prolifique, l’automne !

Bien sûr, ce ne sont que les lancements auxquels j’ai pu assister. Il y en a à la pelleté, à Montréal, ce n’est pas le choix qui manque, mais plutôt la volonté.

Les lancements finalement sont l’occasion parfaite d’aller à la rencontre de vos auteur.trices favoris, de discuter littérature avec des camarades poètes et si vous êtes trop gêné.es pour jaser avec qui que ce soit, y reste encore les coupons pour la bière couplés avec l’achat d’un livre – ou le vin gratuit, dans certains cas.

MICRO-OUVERTS ET AUTRES SOIRÉES LITTÉRAIRES

Dimanche 9 septembre se tenait le premier Bistro Ouvert de la saison, ravivé de ses cendres par les merveilleux Simon Domingue et Nicolas Jodoin, fervents participants du micro-ouvert. On salue le chapeau bien bas et le texte brandi leur initiative de feu! Si vous êtes intéressé.e à tester votre écriture au micro et/ou à vous performer sur scène dans une ambiance décontractée, je vous invite cordialement aux soirées mensuelles du Bistro, qui se déroulent le deuxième dimanche du mois, chaque mois! Seule consigne : minimum un texte ou un mot. Il existe aussi des initiatives telles que Vaincre la nuit. Gardez l’œil ouvert, un micro-ouvert est si vite organisé.

La fin septembre a aussi été marquée par l’annuel Festival International de la Littérature (F.I.L.), dont la programmation a été bien remplie cette année. J’ai commencé avec une soirée officieusement OFF-FIL, Remix de cuisine, spectacle décontracté durant lequel les auteur.trices invité.es pastichaient ou se réappropriaient des textes variés, allant de la chanson populaire au livre de cuisine – telle était la consigne. Par la suite, j’ai eu la chance d’assister au Cabaret du fil, toujours animé par le poète François Guérette, ainsi qu’à la merveilleuse Levée de l’Écrou. Ce  spectacle collectif, unique en son genre, met en scène les auteur.trices de la maison d’édition du même nom. Coup de coeur renouvelé pour la scénographie, fidèle aux autres années :  cinq micros en demi-lune, et la succession disparate de textes issus des recueils parus ou à venir. Un moment électrisant et inspirant.

 

 

 

Parce que c’est ce qui est incroyable, avec les spectacles à saveur littéraires. Ces soirées, passée à rester attentive aux intonations, aux mots, aux flots, nourrissent mon écriture ou, du moins, en facilite l’élan. Si je fréquente ce genre d’événements, c’est justement pour en ressortir remplie d’une musicalité nouvelle, la tête bourrée d’un vocabulaire emprunté, mijotant au fond de ma tête. Les soirées de ce genre me rappellent aussi, au fond, ma propre voix, car même si « écrire, c’est hurler en silence » (Marguerite Duras), il y a quelque chose de précieux à d’écouter attentivement la douceur, la révolte ou la colère que porte un texte, pour se rappeler sa propre douceur, sa propre colère.

Parlant de douceur ou de colère, j’ai également assisté à la soirée Le port de tête, la nuit, (oui oui, je suis vraiment allée à trop de soirées, je sais, mon corps le sait). Pour l’occasion, la librairie a donné carte blanche à l’auteur Jean-Christophe Réhel, le gars ben trop productif auquel j’ai fait référence, plus haut. Le poète nouvellement romancier a convié, pour l’accompagner, Shawn Cotton, Sébastien Dulude, Jean-Philippe Tremblay et Jean-Sébastien Larouche. Une sélection masculine qui a fait sourciller quelques-un.es.

Now, je veux prendre un moment pour affirmer, entre autres, que mon féminisme est constamment en mouvance, alimenté par une réflexion en continu. Je suis donc ouverte aux commentaires et aux critiques, CEPENDANT, j’avoue très franchement qu’inviter une femme seulement pour le sake de la parité aurait été un pas de côté. J’ai assisté au spectacle, les œillères ouvertes, acceptant la ligne directrice que Réhel a choisi et j’y ai rencontré des textes sensibles, traitant de rupture et de deuil. Jean-Sébastien Larouche m’a remué tandis que Sébastien Dulude m’a rappelé pourquoi j’aime sa pratique de la performance. Ok, oui, les hommes sensibles ne manquent pas dans la poésie et, oui, les hommes ont traditionnellement été mis de l’avant dans la sphère littéraire et, oui, c’est un frustrant – j’aimerais bien pouvoir entendre des textes de tous les horizons, quand je vais dans des soirées. Toutefois, j’ai été ravie de découvrir la voix de poètes que j’avais seulement lu – certains ne fréquentant plus ou pas les micros-ouverts. Intégrer une femme seulement pour dire, pour donner l’illusion de la mixité, ne fait d’elle qu’un token, selon moi. Cela dit, le prochain Port de tête, la nuit convie la poète Daphné B. et ses deux invitées : Olivia Tapiero et Pascale Gorry Bérubé, qui metteront à mort le patriarcat avec des inédits et des traductions, et ce, la veille de l’Halloween.  YAS!

Cette trajectoire un peu délirante d’événements littéraires s’est finalement achevée avec le fameux et incomparable Off Festival de poésie de Trois-Rivières (j’en ai justement déjà parlé dans un autre billet). Il s’agit d’une fin de semaine incroyable, organisée en parallèle, qui met en scène des artistes de l’underground et/ou de la région. J’ai commencé mon séjour dans la capitale de la poésie avec une soirée à l’extérieur, dans une cour arrière charmante et décorée, où se sont performés des artistes sulfureux. On a eu droit à un rituel impliquant une cigarette aux cheveux, à une lecture surréaliste et plus encore. Le lendemain soir, l’incomparable Littératures et autres niaiseries, édition spéciale Sherbrooke, a fait raisonné des voix puissantes, dont celles de Mathieu K. Blais, Véronique Grenier, André Gélineau, Lynda Dion ou encore Nicholas Giguère, pour ne nommer que celleux-ci. Ils étaient accompagnés par Tire le Coyote et le décor mettait en vedette des œuvres de Ultra Nan, décimées partout dans le bar. La fin de semaine s’est terminée en beauté avec le micro-ouvert, suivi de la Soirée de poésie et autres paroles à potin, animée par Erika Soucy, et qui a mis en scène d’époustouflant.es lecteur.trices, dont Mathieu Arsenault, Mélanie Jannard, Loriane Guay, Éllie Martineau-Lavoie et Laurie Bédard.

Voilà pour le tour de piste. En conclusion, je recommande fortement à quiconque amoureux.se de la littérature de fréquenter les soirées de poésie, les événements littéraires et les lancements qui vous font de l’œil – mais ne vous sentez pas coupable d’en manquer. Sur ce, je vais aller cuver mon triple hangover en finalisant les préparatifs pour la soirée de lectures d’inédits de Vickie Gendreau, qui se déroulera le 15 octobre prochain. Pis, après ça, je vais dormir un mois, question de récupérer.

 

 

 

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LECTURE D’INÉDITS – VICKIE GENDREAU

lismoi.ca x Dans ta tête s’associent le 15 septembre prochain pour vous offrir une incroyable et unique mise en lectures d’inédits de Vickie Gendreau.

💜15/10/2018 • Quai des brumes • 21h

🔮Avec la participation de…

MARIE-ÉLAINE GUAY
EMMANUELLE RIENDEAU
GABRIELLE BOULIANNE-TREMBLAY
JEAN-GUY FORGET
PASCALE GORRY BÉRUBÉ
LORIANE GUAY
MÉLODIE NELSON
STÉPHANIE ROUSSEL
ÉLODIE DUGAT
MAUDE VEILLEUX
ROSALIE ASSELIN
ZÉA BEAULIEU-APRIL
MÉLOPÉE B. MONTMINY

Suivi d’un micro-ouvert 🎤

Un mot sur l’autrice :
Vickie Gendreau est née à Montréal en 1989. Elle est l’auteure de Testament, paru au Quartanier en 2012, dont la traduction anglaise, par Aimee Wall, est sortie en 2016 chez BookThug sous le même titre. Le 6 juin 2012, on lui a diagnostiqué une tumeur au cerveau. Elle est décédée le 11 mai 2013.

Drama Queens est paru à titre posthume en 2014. (Source : Le Quartanier)

 

 

FRAGMENTS FAMILIERS

À propos de Créatures du Hasard de Lula Carballo (2018)

PAR PATRICIA HOULE

Si je suggère volontiers ce récit, je ne le fais toutefois pas à la légère. C’est la deuxième fois que je lis un livre publié au Cheval d’août et ça fait deux fois que j’en ressors assez étonnée. C’est avec ce premier roman d’une autrice franco-uruguayenne que cette maison d’édition colorée, qui a une douzaine de titres à son actif, a conquis une libraire de plus.

Attirée par le camaïeu rose-rouge de Créatures du hasard sur la tablette des nouveautés, j’avais quelques attentes de fille sensible. La quatrième de couverture présente le livre comme un hommage à une grand-mère décédée ; je m’attendais donc peut-être à une sorte de débroussaillage de la vie d’une aînée par sa petite-fille, à des bons et moins bons souvenirs réanimés, à un mood potentiellement élégiaque. Si enfance il y a dans ce récit (ou plutôt ces récits, de par sa nature fragmentaire), dès la première page, on se rend bien compte que ce n’est pas celle à laquelle on s’attendait. La narratrice se promène dans les vidanges qui trônent sur le terrain familial, puis s’explique un peu : «

Les mots « les femmes de ma vie » annoncent bien la forme à venir, puisque le livre est séparé en quatre parties, aux titres qui mettent en lumière l’existence de la filiation entre les femmes de sa famille : Fille, Fille-mère-fille, Nous autres puis Grand-mère-fille. On ne trouve dans ces portraits ou panoramas nul ton élégiaque ou embellissement du féminin – ce n’est pas non plus une fresque grandiose : il y a des échecs et des trahisons, de l’addiction au jeu, de la pauvreté.

Ce livre se définissant à date par la négative, j’ajouterais qu’en termes d’attentes, ce n’est pas un roman à proprement parler. Ça se situe quelque part entre le poème en prose et le fragment. C’est entrecoupé d’images et de photographies et les morceaux ne font jamais plus d’une page. J’affectionne de plus en plus ces formes scindées à cause des modes de lecture qu’ils permettent : j’aime sentir la partie que je viens de lire qui me flotte en tête, comme saisie en elle-même. C’est parfait pour éviter la frustration de ne pas avoir fini un chapitre en une ride de métro.

Cette permission de ne pas tout « suivre » qui est donnée par la forme fragmentaire engendre, dans mon cas, moins de pression à la lecture, car il me semble moins grave d’oublier un personnage ou de ne pas comprendre un lien de causalité. C’est ainsi que la faculté de mémoire me semble mobilisée dans Créatures du hasard : elle est travaillée fragment par fragment, sans se targuer d’être infaillible. Il y a des souvenirs extrêmement lucides – des images prégnantes, mais, à d’autres moments, l’écriture se donne le droit de procéder par évocation ou ellipse. Le triage des photographies illustre bien cette impression de mélange entre les moments connus, familiers et inconnus : « Régina m’embrasse. Régina enlace son amant en riant aux éclats. Ma mère déchire la photo. Régina danse. Je garde celle-là. Au verso des images, s’émiettent des résidus de peinture et de plâtre arrachés aux murs. » (p. 143) Je crois qu’on peut aussi lire Créatures du hasard en n’étant pas absolument concentré-e, simplement avec ce mouvement berçant auquel le livre nous convie par sa langue étrangement concise et descriptive : comme en poésie, on peut ne pas tout comprendre, ne pas aimer la présente page et soudainement, être tout-e happé-e par une autre phrase ou une image. Même la mort est mise en perspective, voire en relief par un regard enfantin, mais acéré, par des voix : « Ma mère dit ‘’arrêt cardiaque’’, j’entends ‘’cœur dynamité’’. » (p. 138)

Lula Carballo m’a amenée complètement ailleurs que ce à quoi je m’attendais et, pour cela, je lui en suis reconnaissante.

Un spectacle basé sur le livre aura lieu le 25 septembre 2018.
Le livre est disponible, entre autres, ici.