PAR HÉLÈNE BUGHIN
De la fin du mois d’août jusqu’à tout récemment, Maude Veilleux a arrêté de parler. Durant cette période, elle s’est tenue dans un mutisme persistant. L’écrivaine communiquait alors par son cahier de notes ou des gestes proches de la mimique, pointant ou agitant ses poignets en moulinet pour signifier telle ou telle chose, tout dépendant de la chose et du moment. Pour les phrases plus laborieuses, elle les transcrivait dans Google Translate pour laisser la voix robotique la réciter pour elle. Ne pouvant émettre aucun son, la technologie prenait le relais de ses cordes vocales. Une rencontre furtive avec son mutisme – cette expérience qu’aura été de recevoir la pensée de l’autre dans un langage différé, m’a inconsciemment confronté à mes propres réflexes de communication.
Maude ne parlait plus, et je ne savais plus comment lui parler.
Nous étions dans le métro, je la raccompagnais à la suite d’une intervention au collège où se déroulait mon stage, au sujet de sa démarche poétique. J’ai d’abord connu la poète par l’entremise de soirées de lecture : par sa voix, sa manière de réciter ses mots, ses textes. Son silence avait donc quelque chose de déstabilisant et m’a d’emblée confronté à une nouvelle réalité. On a échangé un peu autour de sa présentation sur sa démarche d’écriture dans Délier les lieux. Les raisons de son mutisme m’intéressaient peu, je voulais surtout savoir comment elle le vivait. Pourtant, je me suis rendue vite compte que je m’exprimais drôlement, avec une nouvelle précaution, cherchant les bons mots, sachant que la réponse viendrait immanquablement avec un délai.
Tandis qu’elle élaborait sa réponse en silence, je me suis surprise à jeter mon regard partout autour de nous. Je regardais ailleurs pour ne pas la fixer en train de rédiger ce qu’elle allait me dire. Comme si la regarder écrire, l’observer en train de taper vigoureusement sur le clavier tactile de son téléphone, le regard éclairé par la lumière bleue, aurait été l’équivalent d’une intrusion. Je tenais à lui laisser l’espace et le temps nécessaire de formuler à sa manière sa réplique. Par mégarde, je me suis mise à méditer en regardant par une fenêtre du métro.
Cet instant pourtant bref m’aura plongé en une douce transe. Je ne parlais plus avec une poète, j’énonçais à haute et intelligible voix ma pensée, sans exiger derechef la même chose d’elle. Si elle me répondait avec des gestes, j’interprétais oralement ce que j’en comprenais, et si j’étais juste, elle hochait vivement de la tête. Notre dynamique de communication était régi par l’interprétation et la traduction, en différé. Comme une conversation Facebook.
Quoiqu’ouverte au débalancement que provoquait notre dialogue amputé, je me suis sentie contrainte par une posture inconfortable : je ne parlais ni dans le vide ni à une locutrice audible. Il me manquait un repère. Puis, peu à peu, je suis devenue attentive aux moindres détails surgissant de son expression, mais surtout à la manière dont j’énonçais mes questions. Et tout naturellement, son mutisme a fait surgir chez moi le réflexe d’apprendre le langage des signes, pour dans un sens niveler la conversation, trouver un terrain d’entente : comme si ma voix était une intrusion dans ce silence immuable qui s’imposait autour de nous.
Le mutisme de l’autre est incommodant. Le langage devient unilatéral ; quelque chose nous gratte la nuque. Où se trouve le nœud? Avons-nous une exigence naturelle à nous comprendre sur un même niveau?
Maude Veilleux ne connait pas le langage des signes et pourtant, il semblait qu’il s’agissait là d’une résolution des plus évidentes : communiquer au silence par une autre forme de silence, passant une gestuelle, pour surtout être sur la même longueur d’onde.
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Toute cette expérience brève m’a fait réfléchir sur la parole, celle qu’on prend pour acquis, ce moyen de transmission inné, dont on use sans parcimonie, par réflexe. Je ne crois pas être capable d’arrêter de parler. Mon problème est tout autre. Ce que j’ai à dire déboule souvent sur ma langue, sans que je puisse y réfléchir : être confinée dans mes pensées me semble être un exercice terrorisant. J’ai beaucoup de choses à dire et je n’ai pas encore trouvé, pour la plupart, la bonne manière de les formuler. Si j’écris, c’est pour désamorcer ce débordement qui revient constamment au bord de mes lèvres, pour matérialiser les balbutiements et dénouer le langage; mais je parle encore constamment de mes problèmes pour qu’ils fuient mon ventre, mon plexus solaire et ma gorge. Parler m’aide souvent à écrire – et inversement.
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Depuis peu, Maude a recommencé à parler. Elle m’explique au détour d’une conversation autour d’un thé que baignant constamment dans ses pensées, son rapport à l’écriture a changé. Le flux de conscience ne réside pas au même endroit que le langage oral, souligne la poète, que l’écriture et la parole occupe deux endroits différents, et non pas le seul et même, comme nous serions portés à croire. Sans la parole, l’écriture s’imposait, différemment, hors du langage oral.
Cette rencontre avec le mutisme m’aura fait retenir cette nuance, à propos de l’écriture : la parole est précieuse, mais pas une finalité ; qu’il existe des moyens détournés de faire valoir sa pensée, mais que chaque chemin implique son lot d’embûches. Je n’écrirai jamais comme je pense, je ne penserai jamais comme j’écris. Mais plutôt, écrire en considérant les deux actions comme deux mondes aux pôles opposés, se nourrissant à tour de rôle de l’un et l’autre.
Autour du mutisme de Maude Veilleux
Veilleux, Maude. « j’ai arrêté de parler », Estuaire, n. 175 (hiver 2018), p.55
À venir – Entretien de Jade Bérubé avec Maude Veilleux, Zinc.